9.
Construire à une telle échelle était déjà assez spectaculaire en soi, songea Lededje. Que cette chose ne soit pas unique, qu’elle ne soit pas vraiment spéciale, qu’elle appartienne à une « classe », était modérément surprenant. Qu’elle soit loin d’appartenir à l’une des plus grandes de ces classes était proprement sidérant. Qu’elle puisse se déplacer – d’une façon époustouflante, à une vitesse irréelle, dans un univers placé à angle droit par rapport à tout ce que Lededje connaissait – dépassait tout simplement l’entendement.
Elle était assise au bord d’une falaise de mille mètres, les jambes dans le vide, et regardait les différents appareils évoluer dans le ciel. Ils étaient d’une telle diversité de formes et de types qu’il était difficile d’être sûr qu’ils n’étaient pas tous uniques – les plus petits ne transportaient qu’une personne, homme, femme ou enfant. Ils bourdonnaient et tournoyaient au-dessus d’elle, au-dessous, devant et de chaque côté. Des appareils plus grands flottaient avec une grâce majestueuse. Leur apparence était variée, bariolée et presque chaotique, avec des mâts et des oriflammes, des ponts à ciel ouvert et des excroissances bulbeuses étincelantes, mais plus ils étaient grands, plus leur structure générale se rapprochait d’une certaine uniformité boursouflée. Ils dérivaient dans les courants paresseux générés par la météorologie interne de l’immense vaisseau. Les véritables appareils spatiaux, de forme généralement plus sobre mais tout aussi décorés, évoluaient encore plus lentement, souvent accompagnés de petit remorqueurs trapus qui semblaient taillés dans du bois massif.
Le canyon devant elle faisait quinze kilomètres de long. Ses bords rectilignes comme des rayons laser étaient adoucis par une masse multicolore de végétation grimpante et flottante, drapant les deux immenses parois telles des cascades.
Ces parois étaient criblées d’une variété complexe d’ouvertures brillamment éclairées, de différentes tailles, où l’on voyait parfois entrer ou sortir différents appareils aériens ou spatiaux. Tout ce réseau prodigieux de docks et de hangars incrustés dans les escarpements colossaux ne représentait qu’une infime partie de ce vaisseau gigantesque.
Le fond du canyon était une étendue d’herbe pratiquement plate, traversée de cours d’eau sinueux qui se frayaient un chemin jusqu’à une plaine embrumée quelques kilomètres plus loin. Au-dessus, légèrement voilée par de fines couches de nuages, une ligne jaune pâle brillante prodiguait la lumière et la chaleur, en se déplaçant lentement dans le ciel pour jouer le rôle de soleil. Elle disparaissait dans la brume lointaine. Il était presque midi à l’heure interne du vaisseau, et la ligne solaire était donc au zénith.
Derrière Lededje, au-delà d’un petit muret, s’étendait le grand parc qui recouvrait la surface supérieure du vaisseau. Des gens s’y promenaient, et l’on entendait couler des cascades. Au loin, de grands arbres se dressaient sur des collines aux formes arrondies. Çà et là, de longues bandes verticales de végétation pâle, presque transparente, s’élevaient dans les airs, deux à trois fois plus hautes que les plus grands arbres qui les entouraient, et surmontées d’un ovoïde foncé de la taille des cimes. Des dizaines de ces formes étranges se balançaient dans la brise, oscillant telle une immense forêt d’algues.
Lededje et Sensia étaient assises sur la roche rouge foncé du bord de la falaise, le dos tourné au muret de pierre brute. En regardant directement au-dessous d’elle, Lededje arrivait tout juste à distinguer les mailles d’une sorte de filet translucide placé cinq ou six mètres plus bas pour vous rattraper si vous tombiez. Il n’avait pas vraiment l’air d’être suffisamment solide pour ça, mais elle avait fait confiance à Sensia quand celle-ci avait proposé de s’asseoir là.
Dix mètres sur sa droite, un ruisseau s’écoulait dans les airs du haut d’un éperon rocheux. Le jet se dispersait sur une cinquantaine de mètres avant d’être intercepté par une moitié de cône inversé qui semblait en verre, puis récupéré dans une conduite transparente qui plongeait directement vers le sol de la vallée. C’était presque un soulagement de voir que, comme tant d’autres choses apparemment exotiques, fantastiques et extraordinaires, une partie au moins des fonctionnalités du VSG se ramenaient à de banales histoires de plomberie.
C’était le Véhicule Système Général de la Culture Sens dans la Démence, Esprit parmi la Folie, dont l’avatoïde Sensia était la première personne à qui elle avait parlé en se réveillant de son substrat presque infini de matériau pensant.
Une autre version de Sensia – petite, mince, énergique, bronzée et à peine vêtue – était assise à côté d’elle. À proprement parler, cette personnification du vaisseau s’appelait un avatar. Elle avait amené Lededje ici pour lui donner une idée de la taille du vaisseau qu’elle représentait – le vaisseau qu’elle était, en un certain sens. Elles allaient bientôt embarquer sur l’un des petits appareils qui planaient, voletaient et bourdonnaient autour d’elles, sans doute afin que l’éventuelle dernière et infime partie de Lededje qui ne serait pas encore abasourdie par le gigantisme inconcevable du vaisseau où elle se trouvait – un dédale au-dedans, une jungle labyrinthique au-dehors – puisse aller rejoindre les autres qui l’étaient déjà.
Lededje détourna les yeux du spectacle et se concentra sur son bras et sa main.
Bon, comme ça, voilà qu’elle avait été « reventée », comme ils disaient. Son âme, l’essence même de son être, avait été relogée – il y avait à peine une heure de ça – dans un nouveau corps. Et un nouveau corps tout frais, comme elle avait été heureuse de l’apprendre, pas un corps ayant déjà appartenu à quelqu’un. Au départ, elle avait imaginé que ces corps étaient ceux de gens coupables de crimes affreux, qu’on punissait en retirant leur personnalité de leur cerveau pour permettre d’y installer quelqu’un d’autre.
Elle examina les poils minuscules, presque transparents, de son avant-bras, et les pores de sa peau mordorée. C’était un corps du modèle humain basique, grossièrement modifié – mais de façon très convaincante – pour ressembler à celui d’un Sichultien. En regardant de plus près chaque poil et chaque pore, Lededje eut l’impression que sa vision avait été améliorée par rapport à l’originale. Le niveau de détail qu’elle arrivait à percevoir lui donnait le tournis. Après tout, il était possible qu’on lui ait menti, et qu’elle soit encore dans une Réalité Virtuelle, où ce genre de zoom était presque plus simple à installer qu’à restreindre.
Elle reporta son regard sur les kilomètres de paysage vertigineux s’étalant devant elle. Bien sûr, tout cela pouvait aussi bien exister dans un environnement simulé. Créer un modèle de vaisseau aussi vaste jusque dans le moindre détail d’une réalité imagée devait être plus facile que d’en construire un vrai, et des gens capables de construire un tel vaisseau disposaient certainement des ressources informatiques relativement banales nécessaires à la création d’une simulation parfaitement convaincante de tout ce qu’elle pouvait voir, entendre et sentir en ce moment.
Tout cela pouvait toujours être parfaitement irréel – comment faire pour percevoir la différence ? On était bien obligé de faire confiance, puisque de toute façon, on ne pouvait pas faire autrement. Quand le faux se comportait exactement comme le vrai, pourquoi le considérer différemment ? On lui accordait le bénéfice du doute, jusqu’à preuve du contraire.
Son réveil dans ce vrai corps avait été semblable à celui dans le faux corps imaginé dans le substrat du grand vaisseau. Elle avait éprouvé la sensation agréable de reprendre très lentement conscience, passant progressivement de la chaude douceur d’un profond sommeil à une clarté d’esprit dans laquelle elle savait que quelque chose avait fondamentalement changé.
Incarnée, songea-t-elle. Tout est dans l’incarnation, lui avait dit Sensia avec un sourire ironique quand elles en avaient discuté dans le Virtuel. Une intelligence complètement déconnectée du physique, ou d’une impression de physique, était une chose étrange, curieusement limitée et presque perverse, et la forme précise que prenait votre physicalité avait une influence profonde et d’une certaine façon déterminante sur votre personnalité.
Lorsqu’elle avait ouvert les yeux, elle s’était retrouvée dans un lit apparemment fait de flocons de neige, doux comme du duvet et qui se comportaient comme une colonie d’insectes particulièrement dociles et de bonne composition. D’une blancheur de neige mais presque aussi tiède que sa peau, le matériau ne semblait pas retenu par une enveloppe, et pourtant aucun de ces éléments qui semblaient flotter librement ne s’était mis dans ses yeux ou dans son nez, et tous restaient dans les limites du lit et à quelques centimètres autour de son corps vêtu d’un pyjama.
Le lit se trouvait dans une petite pièce au mobilier spartiate, de trois ou quatre mètres de côté, avec un mur-fenêtre donnant sur un balcon ensoleillé où Sensia était assise dans un fauteuil. L’avatar avait contemplé la vue encore un instant avant de se tourner vers elle en souriant.
— Bienvenue dans le monde des vivants ! avait-elle dit en agitant la main. Habillez-vous. Nous allons déjeuner, et ensuite nous partirons explorer.
Et donc, maintenant, elles étaient assises là, et Lededje essayait d’absorber ce qu’elle voyait.
Elle examina encore une fois son bras. Elle avait choisi de porter un pantalon bouffant mauve serré aux chevilles, et un chemisier assorti fait d’un tissu léger mais opaque, avec des manches longues qu’elle avait relevées aux coudes. Elle avait fière allure dans cette tenue, pensait-elle. Le Culturien moyen, à en juger par les quelques centaines qu’elle avait aperçus – et en excluant les extrêmes totalement excentriques –, était à peine plus grand qu’un Sichultien bien nourri, mais très mal proportionné : des jambes trop courtes, un buste trop long, et un air émacié. Leur ventre et leur derrière étaient trop plats, les épaules et le haut du dos semblaient presque cassés. Elle devait sans doute leur paraître bossue avec un gros ventre et des grosses fesses, mais c’était sans importance. À ses yeux, elle était exactement, presque parfaitement comme il fallait. Et en plus, une vraie beauté, ce qu’elle avait toujours été et avait toujours été destinée à être, avec ou sans les marquages au niveau cellulaire qui avaient envahi son corps jusqu’à l’os, et même au-delà.
Elle se rendit compte qu’elle n’avait pas plus de fausse modestie que Sensia, ou que le vaisseau lui-même.
Lededje releva les yeux.
— Je crois que j’aimerais bien un tatouage.
— Un tatouage ? dit l’avatar. Rien de plus facile. Mais nous pouvons faire encore mieux que d’appliquer simplement un marquage permanent sur votre peau, à moins que ce ne soit ce que vous voulez.
— Quoi, par exemple ?
— Jetez donc un coup d’œil à ça.
Sensia agita le bras, et devant elles, suspendues dans les mille mètres de précipice, apparurent des images d’humains de la Culture arborant des tatouages encore plus fabuleux que ceux de Lededje autrefois, du moins au niveau superficiel. Il y avait là des tatouages qui brillaient réellement, ou qui reflétaient la lumière. Des tatouages qui bougeaient, qui rayonnaient, qui pouvaient se déployer pour former des structures réelles ou holographiques au-delà de la surface de la peau. Des tatouages qui n’étaient pas seulement des œuvres d’art, mais des spectacles en soi.
— Je vous laisse réfléchir, dit Sensia.
Lededje hocha la tête.
— Je vous remercie. C’est ce que je vais faire.
Elle contempla de nouveau le paysage. Derrière elle, sur le chemin au bout du muret, un petit groupe de gens passait. Ils parlaient dans la langue de la Culture, le marain, que Lededje savait maintenant pratiquer, non sans quelques difficultés. Le haut sichultien était encore ce qui lui venait le plus naturellement, et c’est dans cette langue que Sensia et elle s’exprimaient.
— Vous savez qu’il faut que je retourne sur Sichult, dit-elle.
— Pour y conclure quelques affaires, dit Sensia avec une solennité amusée.
— Quand pourrai-je partir ?
— Si on disait demain ?
Lededje regarda la peau bronzée de l’avatar. Elle avait l’air artificielle, comme si elle était faite de métal et non de chair. C’était sans doute le but recherché. Sa propre peau n’était pas d’une teinte très différente – de loin, Sensia et elle devaient sembler de la même couleur –, mais vue de près, elle aurait eu l’air naturelle aussi bien pour un Sichultien que pour cet assortiment hétéroclite de gens bizarres.
— C’est faisable ?
— Ma foi, ce serait déjà un début. Sichult est assez loin, et le voyage va vous prendre un certain temps.
— Combien de temps ?
Sensia haussa les épaules.
— Cela dépend de beaucoup de facteurs. Plusieurs dizaines de jours, je dirais. Moins d’une centaine, j’espère. (Elle fit un geste pour exprimer sans doute des regrets ou des excuses.) Je ne peux pas vous y emmener moi-même. Cela m’écarterait beaucoup trop de mon itinéraire. En fait, en ce moment, nous nous éloignons tangentiellement de l’espace de l’Habilitement.
— Ah, fit Lededje qui l’ignorait. Eh bien, je ferais mieux de partir le plus tôt possible.
— Je vais faire passer le mot aux autres vaisseaux, pour voir qui est intéressé. Il y a cependant une condition.
— Une condition ?
Finalement, on attendait peut-être d’elle une forme de paiement.
— Je dois être franche avec vous, Lededje, dit Sensia en lui souriant.
— Je vous en prie.
— Nous… enfin, je soupçonne fortement que vous pourriez retourner sur Sichult avec le meurtre dans votre cœur.
Lededje ne dit rien, jusqu’à ce qu’elle réalise que plus elle tardait à répondre, plus ce silence semblait un aveu.
— Qu’est-ce qui vous fait penser ça ? demanda-t-elle en essayant d’adopter le même ton amical et détaché que Sensia.
— Allons, Lededje… J’ai fait quelques recherches. Cet homme vous a tuée. (Elle fit un petit geste désinvolte.) Peut-être pas de sang-froid, mais il n’y a aucun doute que vous étiez sans défense. Voilà un homme qui exerce un contrôle absolu sur vous depuis votre naissance, qui a réduit votre famille en esclavage et qui vous a fait marquer pour toujours comme du bétail, graver comme un billet de banque fait spécialement pour lui. Vous étiez son esclave. Vous avez tenté de vous enfuir, il vous a pourchassée comme si vous étiez un animal, il vous a capturée, et quand vous avez résisté, il vous a tuée. Vous êtes maintenant libre, et libérée des marques qui vous identifiaient comme étant sa propriété. Et vous avez la possibilité de retourner là où il est, sans qu’il se doute de quoi que ce soit puisqu’il est sans doute convaincu que vous êtes bien morte.
Sensia s’interrompit pour se tourner vers Lededje. Pas seulement la tête, mais aussi les épaules et le buste, pour que la jeune femme ne puisse pas prétendre n’avoir rien remarqué. Lededje se tourna aussi, moins gracieusement, tandis que Sensia, toujours souriante, baissait la voix pour poursuivre :
— Mon enfant, vous ne seriez pas humaine, panhumaine, sichultienne ou tout ce que vous voudrez, si vous ne brûliez pas du désir de vous venger.
Lededje entendit bien les mots, mais elle ne réagit pas tout de suite. Il y a plus que ça, aurait-elle voulu dire. Il y a plus que ça. Ce n’est pas qu’une affaire de vengeance… mais elle ne pouvait pas le dire. Elle regarda de nouveau le paysage.
— Quelle serait donc cette condition ? demanda-t-elle.
Sensia haussa les épaules.
— Nous avons ce qu’on appelle des drones gardiens.
— Ah oui ?
Lededje avait vaguement entendu parler des drones. Ils étaient l’équivalent des robots dans la Culture, même s’ils ressemblaient plutôt à des valises. Certains des objets les plus petits qui flottaient dans l’immensité devant elle devaient être des drones. Elle n’aimait déjà pas beaucoup l’idée d’un modèle avec le mot « gardien » dans son nom.
— Ce sont des choses qui empêchent les gens de faire ce qu’ils ne devraient probablement pas faire, expliqua Sensia. En pratique, elles… elles vous accompagnent, c’est tout. (Elle haussa les épaules.) Une sorte d’escorte. Si le drone pense que vous allez faire quelque chose de répréhensible, comme frapper quelqu’un ou essayer de le tuer, il vous en empêchera.
— Il m’en empêchera… comment ?
Sensia éclata de rire.
— Ma foi, il commencera sans doute par vous crier simplement de ne pas le faire. Mais si vous persistez, il interviendra physiquement, en déviant le coup ou en repoussant le canon d’une arme, par exemple. Cependant, au bout du compte, il a parfaitement le droit de vous neutraliser, en vous faisant perdre conscience si nécessaire. Sans blessures ni douleur, naturellement, mais enfin…
— Qui prend la décision ? Quel tribunal ? demanda Lededje.
Elle sentait tout à coup une chaleur la parcourir, et elle se rendait bien compte qu’avec sa nouvelle peau plus pâle, on la verrait rougir.
— Le tribunal de moi, répondit doucement Sensia avec un petit sourire.
— Vraiment ? Et de quel droit ?
Sans même le voir, elle entendit le sourire dans la voix de l’avatar.
— Le droit investi en moi du fait que j’appartiens à la Culture, et que mon jugement dans de telles affaires est accepté par les autres membres de la Culture, en particulier les Mentaux. Superficiellement, simplement parce que je le peux. À un niveau plus profond…
— Alors, même dans la Culture, c’est encore la loi du plus fort qui prévaut, dit amèrement Lededje.
Elle frissonna et commença à rabaisser ses manches.
— Le plus fort intellectuellement, sans doute, dit doucement Sensia. Comme j’allais vous le dire, à un niveau plus profond, le droit que j’ai de vous imposer un drone gardien se ramène au principe que c’est ce que ferait n’importe quelle entité, que ce soit un humain ou une machine, consciente et moralement responsable en possession du même ensemble d’informations que moi. Toutefois, ma responsabilité morale envers vous m’oblige à dire que vous êtes libre de rendre votre situation publique. Il y a des agences d’informations spécialisées qui seraient certainement très intéressées, et même des agences plus générales, car vous êtes relativement exotique et vous venez d’une région avec laquelle nous avons peu de contacts. Il y a également des organismes juridiques, procéduraux, comportementaux, diplomatiques… (Elle haussa les épaules.) Et probablement même des groupes d’intérêt philosophique qui aimeraient beaucoup entendre parler d’une histoire comme ça. Vous n’auriez absolument aucun mal à trouver quelqu’un qui soit prêt à prendre votre défense.
— Et auprès de qui ferais-je appel ? Vous ?
— Le tribunal de l’opinion publique bien informée, répondit Sensia. La Culture est ainsi faite. C’est le tribunal ultime, la Cour suprême. Si j’étais convaincue d’avoir fait une erreur, ou même si je pensais avoir raison alors que tous les autres semblent penser différemment, je me sentirais obligée de renoncer à cette histoire de drone gardien. Étant le Mental d’un vaisseau, je tiendrais plus compte de ce que les autres Mentaux de vaisseaux en pensent, puis les autres Mentaux en général, et ensuite les IAs, les humains, les drones et les autres. Bien sûr, s’agissant d’un débat sur les droits d’un humain, j’accorderais un poids plus important au vote des humains. Cela peut vous paraître un peu compliqué, mais il y a toutes sortes de précédents bien connus, et des procédures bien rodées et très respectées pour y parvenir.
Sensia se pencha en avant et se tourna vers elle pour l’obliger à la regarder, mais Lededje refusa obstinément.
— Écoutez-moi, Lededje. Je ne cherche nullement à vous décourager. Tout ce processus paraîtrait incroyablement rapide et informel à quelqu’un comme vous, habituée à un certain mode de fonctionnement des systèmes juridiques. Et par ailleurs, vous ne seriez pas obligée de rester à mon bord en attendant qu’il soit terminé. Vous pourriez partir dès maintenant, et voir comment les choses évoluent pendant votre voyage. Je dis que le processus semblerait informel, mais il serait extrêmement minutieux, et franchement, il aurait toutes les chances d’aboutir à un résultat moins injuste que si c’était un tribunal de chez vous qui devait traiter l’affaire. Si c’est ce que vous voulez, sentez-vous libre de le faire. Quand vous voudrez. C’est votre droit le plus strict. Personnellement, je pense que vous n’avez aucune chance de pouvoir vous dispenser du drone gardien, mais on ne peut jamais être absolument sûr dans ce genre d’affaires. Des décisions apparemment évidentes ne cessent d’être remises en question, cela fait partie intégrante du système.
Lededje réfléchit un instant.
— Mon retour à la vie… Dans quelle mesure est-ce un secret ?
— Pour l’instant, cela reste strictement entre vous et moi, étant donné que je n’arrive pas à retrouver le Moi, Je Compte, le vaisseau qui a sans doute placé le lacis neural dans votre tête.
Lededje posa machinalement la main sur sa nuque. Du bout des doigts, elle tâta le contour de son crâne.
On lui avait proposé un autre lacis neural avant qu’elle ne se réveille dans ce nouveau corps. Elle avait refusé, et elle ne savait pas encore très bien pourquoi. De toute façon, on pourrait toujours lui en… installer un plus tard, même si le processus prenait du temps avant d’arriver à maturité fonctionnelle. Après tout, c’est ce qui s’était passé la dernière fois.
— Qu’est-ce qui a bien pu arriver à ce vaisseau ? demanda-t-elle.
Elle revit Himerance assis dans le fauteuil de sa chambre dix ans plus tôt, lui parlant à voix basse dans la pénombre.
— Ce qui lui est arrivé ? répéta Sensia qui semblait surprise. Oh, il a dû se retirer quelque part, sans doute. Ou il erre sans but à travers la Galaxie, ou il est en train de s’adonner à une nouvelle obsession étrange. Quoi qu’il en soit, il lui suffit d’arrêter de dire aux gens où il est pour disparaître des écrans. Les vaisseaux font ça, de temps en temps, surtout les vieux vaisseaux. Et particulièrement les vieux vaisseaux qui ont combattu pendant la Guerre Idirane. Ils ont une forte tendance à devenir Excentriques.
— Alors, comme ça, les vaisseaux n’ont pas de drones gardiens, eux ? dit Lededje en se voulant sarcastique.
— Oh, mais si, bien sûr, quand ils sont particulièrement bizarres, ou d’une certaine… importance matérielle, de très grands vaisseaux. (En se penchant vers elle, Sensia ajouta :) Un jour, un vaisseau comme moi est devenu Excentrique, ou a semblé l’être. Vous imaginez un peu ? dit-elle en prenant un air horrifié. (Elle se tourna vers le paysage.) Quelque chose de cette taille ? Au cours d’une crise, il a complètement déraillé et il a semé le vaisseau qui devait être son drone gardien.
— Et ça s’est terminé comment ?
Sensia haussa les épaules.
— Pas trop mal. Ça aurait pu être un peu mieux, mais ça aurait pu aussi être bien pire.
Lededje réfléchit encore.
— Très bien, dit-elle enfin. Je pense que je vais simplement devoir m’en remettre à votre jugement. (Elle se tourna vers l’avatar avec un grand sourire.) Ce n’est pas que j’en reconnaisse la nécessité, mais je vais… acquiescer. (Sensia fronça légèrement les sourcils avec une expression de regret.) Il faut quand même que vous sachiez, poursuivit-elle en essayant de garder un ton posé, qu’il n’y a absolument aucune chance que l’homme qui m’a tuée soit traîné devant la justice pour ce qu’il m’a fait, et encore moins qu’il soit puni pour ça. C’est un homme charmant, très puissant, et totalement maléfique. Il est d’un égoïsme absolu, et grâce à sa position, il peut faire tout ce qu’il veut en toute impunité. Il mérite de mourir. Le seul acte moralement correct est de tuer Joiler Veppers, indépendamment de mon grief personnel à son égard. Si je retourne chez moi avec le meurtre dans le cœur, comme vous dites, alors c’est vous qui faites le mauvais choix moral en décidant de le protéger.
— Je comprends ce que vous ressentez, Lededje, dit l’avatar.
— J’en doute.
— Disons que je comprends tout à fait la force de ce que vous dites, accordez-moi au moins cela. C’est simplement qu’il ne m’appartient pas de porter un jugement à une telle distance contre quelqu’un sur qui je n’ai absolument aucun droit moral.
— La Culture n’intervient donc jamais dans d’autres sociétés ? demanda Lededje en essayant de mettre toute l’ironie possible dans sa question.
C’était l’une des choses qu’elle avait entendu dire de la Culture quand elle était sur Sichult : ses citoyens n’étaient qu’un ramassis d’efféminés, ou des femelles anormalement agressives (l’histoire variait en fonction de l’aspect du comportement de la Culture que les médias et l’establishment sichultiens souhaitaient dépeindre comme choquant, dépravé ou méprisable), ils n’utilisaient pas d’argent et ils étaient gouvernés par leurs gigantesques vaisseaux robots qui s’immisçaient dans les affaires des autres civilisations. Malgré tous ses efforts, Lededje sentit les larmes lui monter aux yeux.
— Ah, mais si, bien sûr, nous intervenons tout le temps, avoua l’avatar. Mais c’est toujours mûrement réfléchi, géré sur le long terme, et avec au moins un objectif stratégique bénéfique pour les sociétés concernées. (Sensia détourna les yeux un instant.) Disons que c’est comme ça en général. Cela ne veut pas dire qu’il n’y ait pas des fois où les choses vont de travers. (Elle regarda de nouveau Lededje.) Mais c’est une raison de plus pour faire très attention. Surtout quand il s’agit d’une personne de cette importance, avec un tel niveau de célébrité ou de notoriété, comme vous voudrez, et qui contrôle une si grande partie de la production de…
— Alors, sa position, son argent, ça le protège même ici ? protesta Lededje en s’efforçant de ne pas pleurer.
— Je suis vraiment navrée, dit Sensia. C’est bien la réalité de la situation. Ce n’est pas nous qui dictons vos lois. En tant qu’alien, il a les mêmes droits que n’importe qui, et je ne peux pas m’associer à un complot contre sa vie. Dans la mesure où il incarne un pouvoir considérable dans votre société, ce qui peut lui arriver est encore plus important. Ce serait irresponsable de ne pas prendre cela en compte, même si je partageais votre désir de le tuer.
— De toute façon, je n’aurais aucune chance, dit Lededje en reniflant. Je ne suis pas un assassin. C’est avec joie que je le tuerais, mais je n’ai pas de compétences particulières dans ce domaine. Mon seul avantage, c’est que je connais un peu ses propriétés et les gens qui l’entourent. (Elle leva la main et l’examina attentivement.) Et je ne ressemble pas à ce que j’étais, ce qui fait que j’aurais une chance de pouvoir m’en approcher.
— J’imagine qu’il est bien protégé, dit Sensia. (Elle se tut un instant.) Ah, oui, je vois qu’il l’est. Vos médias semblent vraiment fascinés par ces clones, les Zeïs.
Lededje pensa d’abord expliquer que Jasken était le véritable garde du corps de Veppers, sa dernière ligne de défense, mais elle se ravisa. Il valait mieux ne pas montrer qu’elle réfléchissait dans ces termes. Elle renifla encore un peu et s’essuya le nez avec le dos de la main.
— Vous n’êtes pas obligée de retourner là-bas, dit doucement Sensia. Vous pourriez rester ici, et vous créer une nouvelle vie dans la Culture.
Lededje se frotta les yeux pour sécher ses larmes.
— Vous savez qu’aussi loin que je me souvienne, c’est exactement ce dont j’ai toujours rêvé ? (Sensia prit un air perplexe.) Pendant toutes ces années, chaque fois que j’ai tenté de m’enfuir, la seule chose qu’on ne m’ait jamais demandée, c’est où je comptais aller. (Elle fit un petit sourire à l’avatar, qui avait maintenant l’air surpris.) S’ils m’avaient posé la question, je le leur aurais peut-être même dit. Je voulais rejoindre la Culture, parce que j’avais entendu dire qu’elle s’était libérée de la tyrannie de l’argent et du pouvoir individuel, et que tous y étaient égaux, les femmes comme les hommes, sans histoires de richesse ou de pauvreté qui placent une personne au-dessus ou au-dessous d’une autre.
— Mais maintenant, vous y êtes, dit Sensia d’une voix triste.
— Mais maintenant que j’y suis, je constate que Joiler Veppers est encore respecté à cause de sa richesse et de son pouvoir. (Elle réprima un sanglot.) Et je me rends compte que j’ai besoin d’y retourner parce que c’est chez moi, que ça me plaise ou non, et que je dois me réconcilier avec ça d’une façon ou d’une autre. (Elle lança un regard aigu vers Sensia.) Ensuite, je pourrais décider de revenir ici. Est-ce que j’y serais autorisée ?
— Oui, vous y seriez autorisée.
Lededje se contenta de hocher la tête et de regarder ailleurs.
Elles restèrent silencieuses un moment. Sensia dit enfin :
— Les drones gardiens peuvent être des compagnons très utiles, vous savez. Des serviteurs obéissants et zélés – et aussi des gardes du corps – tant que vous n’essayez pas de blesser ou de tuer quelqu’un. Je vais vous en trouver un excellent.
— Je suis sûre que nous nous entendrons très bien, dit Lededje.
Elle se demanda s’il était facile de semer un drone gardien. Ou même de le tuer, lui aussi.
Au milieu de la pièce principale de son appartement, Yime Nsokyi se tenait bien droite, les pieds joints, la tête légèrement penchée en arrière, les mains croisées derrière le dos. Elle avait choisi une tenue assez formelle : pantalon gris, bottes gris foncé, chemisier gris clair et veste grise avec un col haut. Elle avait un terminal-stylo dans sa poche de poitrine et un terminal de secours sous la forme d’une perle dans le lobe de son oreille gauche. Elle s’était soigneusement coiffée.
— Mademoiselle Nsokyi, bonjour.
— Bonjour.
— Vous semblez très… solennelle. Vous ne préféreriez pas vous asseoir ?
— Je préfère rester debout.
— Très bien.
L’avatar de l’UCG Bodhisattva, ESQA venait d’apparaître devant elle, apparemment Déplacé. Yime avait été prévenue de son arrivée une demi-heure plus tôt, par l’appel qu’elle avait reçu. Elle avait eu le temps de se changer et de se préparer. L’avatar avait pris l’aspect d’un vieux drone, de presque un mètre de long sur cinquante centimètres de large, et vingt-cinq centimètres de haut. Il flottait à hauteur de ses yeux.
— Je pars du principe que nous pouvons nous dispenser des préliminaires, dit-il.
— C’est bien mon avis, acquiesça Yime.
— Je vois. Dans ce cas, êtes-vous prête à… ?
Yime fléchit les genoux pour prendre un petit sac posé à terre, puis elle se redressa.
— Parfaitement, dit-elle.
— Très bien, alors.
L’avatar et la femme disparurent à l’intérieur de deux ellipsoïdes argentés qui venaient à peine de se matérialiser, avant de se réduire à deux points qui s’effacèrent aussitôt, pas tout à fait assez vite pour générer des bruits d’implosion, mais suffisamment quand même pour créer un courant d’air qui agita un instant les feuilles des plantes vertes.
Quand Prin s’éveilla du long et terrible cauchemar réaliste de son séjour en Enfer, il trouva Chay, son grand amour, qui le regardait. Il était allongé sur un lit d’hôpital, couché sur le côté, et elle était dans un autre lit à un mètre de lui, couchée sur l’autre côté et lui faisant face. Elle clignait lentement des yeux.
Il lui avait fallu un moment pour comprendre où il se trouvait, et qui était cette personne qui le regardait, et même qui il était lui-même. Au début, il avait simplement eu l’impression d’être dans un endroit vaguement médical, et qu’il éprouvait quelque chose de très doux et de très spécial pour la femelle allongée à côté de lui, et qu’il avait fait quelque chose d’important et terrifiant.
L’Enfer. Il avait été en Enfer. Ils avaient été en Enfer, Chay et lui. Ils y étaient allés pour prouver que c’était une réalité et non un mythe, et que c’était une version vile et pervertie d’un au-delà, un lieu de cruautés inimaginables, impossible à justifier dans une société civilisée.
Ils avaient voulu en être les témoins afin d’en rapporter des preuves, et faire tout leur possible pour les rendre publiques, les diffuser aussi largement que possible, défier l’État, le gouvernement, le monde politico-commercial et tous les intérêts privés qui tenaient à ce que leur Enfer – tous les Enfers – continue.
Et maintenant, ils étaient de retour dans le Réel. Tous les deux.
Il n’était pas encore tout à fait capable de parler. Il était allongé sur ce lit, très certainement dans la clinique d’où ils étaient partis, et Chay était dans le lit à côté de lui. On avait transféré leurs personnalités sous une forme électronique ou photonique, quelque chose comme ça – il ne s’était jamais vraiment intéressé aux détails techniques –, et ils étaient partis tous les deux pour l’Enfer.
Il entendait de faibles bips, et il apercevait divers équipements médicaux et appareils de communication regroupés autour de leurs deux lits.
— Prin ! Vous êtes de retour ! fit une voix.
Il connaissait cette voix, ou du moins il aurait dû savoir à qui elle appartenait. Un mâle apparut.
Il le reconnut. Irkun. Il s’appelait Irkun, et c’était le magicien/médecin/électronicien qui s’était occupé du transfert de leurs personnalités, de leurs êtres, à partir de leurs corps au travers du réseau de communications pour atteindre la connexion avec l’Enfer gérée par l’État, et de là jusque dans l’Enfer lui-même. Et dans l’autre sens, bien sûr. C’était le but. Il fallait qu’ils puissent en revenir, et c’est pour ça qu’on les avait envoyés avec des bouts de code attachés qui leur permettraient ce retour. En Enfer, ces codes avaient été déguisés en colliers de barbelés. Ils permettaient au porteur de se faire passer brièvement pour l’un des démons les plus puissants, et lui donnaient une chance de quitter le monde virtuel pour retourner dans le Réel.
Prin se souvint du portail bleuté et du moulin, et de la vallée avec ses croix chargées de corps en décomposition.
Le portail de lumière bleue, et son dernier bond désespéré, tenant Chay dans ses bras…
Faisant un saut périlleux pour pouvoir franchir le portail en premier, avec Chay tout de suite après lui si c’était possible.
— Vous avez réussi ! dit Irkun en frappant dans ses trompes.
Il portait une tenue de médecin : un gilet blanc, la queue nouée, les sabots dans des bottines blanches.
— Vous êtes revenu ! Vous avez réussi ! Et Chay, est-elle… ?
Irkun se tourna vers elle. Chay avait toujours les yeux fixés droit devant elle. Prin avait tout d’abord cru que c’était lui qu’elle regardait, mais ce n’était bien sûr pas le cas. Elle battit de nouveau lentement des paupières, exactement comme tout à l’heure.
— … juste derrière vous ?
En terminant sa phrase d’une voix hésitante, Irkun jeta un coup d’œil aux appareils placés autour du lit de Chay. Il tira une télétablette et tapa quelques commandes, les doigts de ses trompes dansant sur les lettres, les chiffres et les icônes.
— Est-elle… ? répéta-t-il avant de s’interrompre.
Il cessa de pianoter et se tourna vers Prin avec une expression consternée.
Irkun, Chay, le lit où elle était allongée et la pièce même où il se trouvait – sur un petit bateau au mouillage dans un lagon –, tout devint flou et commença de se dissoudre dans les larmes qui remplissaient les yeux de Prin.
Il y avait trois autres personnes à part Prin et Irkun. Ils avaient tenu à ce que l’équipe soit aussi réduite que possible, pour éviter que les pro-Enfers ne découvrent leur projet.
Ils étaient allongés sur des matelas disposés sur un pont donnant sur le lagon. On voyait la mer et des dunes au loin. Des oiseaux volaient à travers le reflet d’un coucher de soleil livide, des formes noires sur les longues déchirures d’un ciel parsemé de nuages. Il n’y avait pas d’autres bateaux en vue. Celui à bord duquel ils se trouvaient avait l’air bien innocent, mais il recélait du matériel de très haute technologie ainsi qu’une fibre optique enterrée les reliant à une batterie de satellites dans la petite ville voisine, à des kilomètres de là. Cela faisait une demi-journée que Prin était réveillé. Il fallait maintenant qu’ils décident de ce qu’ils allaient faire, surtout au sujet de Chay.
— Si nous la laissons dans le coma, nous pourrons la réintégrer sans problème quand elle reviendra, dit Biath.
C’était leur expert en états mentaux.
— Même avec un esprit brisé ? demanda Prin.
— Certainement, répondit Biath comme si c’était une sorte d’exploit.
— Alors, on prend un esprit dormant en parfaite santé et on lui ajoute un esprit brisé, et c’est l’esprit brisé qui l’emporte, qui émerge ? demanda Yolerre.
C’était leur programmeur en chef, le génie qui avait développé le code en fil de fer barbelé pour leur permettre de s’échapper de l’Enfer.
Biath haussa les épaules.